Le 1er octobre, une juge américaine a soutenu l’université Harvard contre des plaignants qui lui reprochaient d’utiliser des procédures discriminatoires – notamment contre les Américains d’origine asiatique – pour le recrutement de ses étudiants. La juge n’a pas défendu les procédures en question – bien au contraire, elle a reconnu qu’elles étaient « imparfaites », et qu’elles utilisaient des critères raciaux au service d’un objectif : augmenter la diversité du corps étudiant – mais que Harvard étant une université privée, ses procédures de recrutement n’avaient pas besoin d’être parfaites, mais d’être simplement conformes à la loi. Les plaignants ont fait appel.
Trois semaines auparavant, une étude utilisant les données rendues disponibles par le procès a été publiée par des chercheurs d’autres universités (« Legacy and Athlete Preferences at Harvard », Peter Arcidiaconio, Josh Kinsler et Tyler Ransom, Duke University et National Bureau of Economic Research, 11 septembre). Elle montre que 43 % des recrutés blancs tombent dans une des quatre catégories qui bénécient d’un examen allégé du dossier de candidature : les sportifs de haut niveau,
les enfants d’employés de Harvard, les enfants ou autres parents d’anciens, et ceux signalés par le doyen (typiquement parce que leurs parents sont donateurs de l’université).
Mais parmi les Afro-Américains et Américains d’origine asiatique et hispanique, seuls 16 % figurent dans ces catégories favorisées. Utilisant les données détaillées sur les dossiers de candidature pour construire un modèle du processus implicite de décision, les chercheurs estiment qu’environ les trois quarts des admis dans ces catégories n’auraient pas été admis s’ils n’y avaient pas figuré.
Catégories favorisées
Autrement dit, presque un tiers des étudiants actuels d’origine ethnique blanche n’auraient pas été recrutés si on leur avait appliqué les critères de mérite que Harvard prétend appliquer au reste du corps étudiant. Si le modèle des auteurs est valable, Harvard recruterait des proportions sensiblement plus élevées d’Afro-Américains et d’Américains d’origine asiatique et hispanique si les candidatures issues de ces quatre catégories privilégiées n’étaient pas favorisées. En particulier, les Américains d’origine asiatique auraient 9 % de plus d’étudiants admis si seulement les préférences pour les sportifs de haut niveau étaient éliminées.
Les catégories favorisées sont en soi déjà socialement privilégiées : seuls 3 % des sportifs de haut niveau sont issus de milieux modestes, comparé à 15 % pour le reste de la promotion ; chez les enfants d’anciens, 41 % ont des revenus familiaux situés dans les 1 % les plus élevés de la population générale, comparé à 15 % pour l’ensemble de la promotion.
L’objectif officiel de ces catégories favorisées est d’instaurer un sentiment de communauté chez les étudiants (selon le témoignage d’un comité d’anciens doyens, cité par les chercheurs). On peut toutefois s’interroger sur la valeur d’un sentiment de communauté qui ne fait que renforcer la distance, tant sur le plan économique qu’ethnique, entre Harvard et le reste de la société américaine.
La méritocratie est loin d’être réalisée dans les faits.
Certes, Harvard est une université privée et bénécie d’une liberté qui lui permet, tout comme d’autres institutions de la vie américaine, de renforcer les privilèges sociaux si tel est le souhait de ses membres. Mais Harvard prétend aussi former la pensée des jeunes, les doter d’un esprit critique sur leur société, et loue par ailleurs les avantages de la méritocratie contre l’héritage des privilèges.
Les chercheurs de Harvard, parmi les meilleurs au monde, reçoivent des subventions publiques à la recherche, en partie en raison de leur dévouement au mérite scientique. Mais les données mises au jour par cette étude et ce procès montrent que, au moins en ce qui concerne le recrutement des étudiants, la méritocratie est loin d’être réalisée dans les faits.
Article publié dans Le Monde du 9 octobre 2019
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