Dans sa chronique, l’économiste présente une étude qui s’intéresse au fonctionnement des médias dans ce qui est à la fois la plus grande autocratie du monde et le plus grand marché de la presse.
L’impact de la concurrence entre médias sur leurs contenus est un sujet important, d’un point de vue économique, mais aussi, bien sûr, politique. Dans les sociétés démocratiques, la question peut se poser de la façon suivante : dans quelle mesure le point de vue politique de leurs propriétaires peut-il modifier la logique commerciale de journaux vendus à des lecteurs qui ne le partage pas forcément ? Dans des sociétés autoritaires, en revanche, on peut poser la question différemment : dans quelle mesure les besoins commerciaux des journaux peuvent-ils modifier la logique politique qui les oblige à répercuter la propagande officielle ? Jusqu’ici, il y avait peu de moyens scientifiques de répondre à cette question. Mais une étude récente tire des conclusions fascinantes sur le pays qui est à la fois la plus grande autocratie et le plus grand marché mondial de la presse, à savoir la Chine (« Media Bias in China » (https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.20170947) , par Bei Qin, David Strömberg et Yanhui Wu dans l’American Economic Review n° 108/9, septembre 2018).
117 journaux chinois analysés
Les auteurs ont analysé le contenu de 117 journaux chinois entre 1999 et 2010, période de relative ouverture jusqu’à la reprise en mains de 2013, en recensant dans les articles les contenus présentant l’une ou l’autre de ces trois caractéristiques : recyclage du contenu fourni par le Parti communiste chinois ; mentions d’incidents qui pourraient remettre en question la compétence des autorités (corruption, accidents, catastrophes naturelles) ; contenu commercial, sportif ou de divertissement général. Tous les journaux en Chine sont dirigés par des instances du parti, les comités du Parti communiste chinois centraux, régionaux ou préfectoraux. Mais chacun tire des revenus importants de la publicité, dont le marché est vigoureux et très compétitif. Chaque journal devait donc équilibrer pressions politiques et budgétaires. Les auteurs montrent qu’il y a une différence entre les journaux à l’alignement principalement « politique » et ceux principalement « commerciaux ». Très souvent un seul comité dirigeait deux journaux, un de chaque type. Mais les contraintes économiques sont sévères : lorsqu’un journal « politique » augmentait son volume de reprise des messages officiels, il voyait chuter ses revenus publicitaires… Les auteurs analysent par ailleurs l’impact d’un événement inattendu, une « expérience naturelle », disent les économistes, à savoir la fermeture d’un grand nombre de journaux en 2003, résultat d’une décision politique du gouvernement, pour des raisons indépendantes des contenus éditoriaux des journaux fermés.
La concurrence limiterait le biais pro-gouvernemental
Cet événement a réduit de manière importante le degré de concurrence entre journaux. Son impact a été d’augmenter très sensiblement le degré de différenciation entre types de journaux – les journaux politiques sont devenus plus « politiques » (reprenant davantage la propagande officielle), les journaux commerciaux sont devenus plus commerciaux. Ce qui montre que la concurrence avait eu tendance auparavant à limiter le biais pro-gouvernemental des journaux politiques. En outre, les chercheurs constatent que c’était souvent les journaux qui appartenaient à des comités locaux qui exerçaient la pression commerciale la plus forte sur les autres – les journaux nationaux étant souvent plus enclins à recycler la propagande officielle. Plus la concurrence commerciale était forte sur les marchés locaux, plus cette pression sur les journaux nationaux et provinciaux les limitait dans leur rôle de porte-parole informel du gouvernement. Les auteurs tirent de leur étude non seulement la conclusion que la concurrence commerciale a limité le biais politique, mais aussi que la concurrence politique (et notamment la divergence d’intérêt entre les instances politiques locales et le gouvernement national) a joué un rôle bénéfique sur la capacité de la presse à refléter des vérités que le gouvernement préférerait cacher. Même dans une autocratie, la logique économique a pu limiter, du moins pendant un certain temps, ce que la presse pouvait être obligée d’écrire.
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