Deux anthropologues ont rassemblé les preuves que les sociétés « primitives » de chasseurs-cueilleurs, loin de cultiver l’entre-soi, coopéraient à grande échelle pour chasser ou faire la guerre. Un nouveau discours sur les origines qui pourrait changer notre regard sur le monde social, explique, dans sa chronique au « Monde », l’économiste Paul Seabright.
Chronique. La pertinence de l’expérience de sociétés de chasseurs-cueilleurs pour notre compréhension de la société moderne est célébrée depuis longtemps. La connaissance de cette expérience a, certes, été souvent superficielle ; personne aujourd’hui ne partagerait la description par Jean-Jacques Rousseau des habitants du Caraïbe dans le Discours sur les origines de l’inégalité : « Tel est encore aujourd’hui le degré de prévoyance du Caraïbe : il vend le matin son lit de coton, et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit. »
Mais l’idée reste courante que la vie des chasseurs-cueilleurs les a formés pour des interactions à petite échelle, et que nous, leurs descendants, avons hérité de talents peu adaptés à la gestion de populations nombreuses, nous contraignant à bricoler les outils qu’exige la coopération moderne.
D’autres métaphores abondent : les grandes villes dans lesquelles vit la moitié de l’humanité sont comme des « zoos » enfermant notre espèce qui ne serait pas faite pour y vivre, selon le zoologiste Desmond Morris, par exemple. Ou « comme un voyage au large pour des gens n’ayant jamais eu à s’adapter à un environnement autre que la terre ferme » , comme je l’ai moi-même écrit ! (La Société des inconnus : histoire naturelle de la collectivité humaine, éd. Markus Haller, 2011).
Représentation bousculée
Mais voilà que cette représentation est bousculée par deux anthropologues renommés qui ont rassemblé sur plusieurs continents des preuves de coopération à grande échelle entre des populations nombreuses de chasseurs-cueilleurs pour chasser, faire la guerre ou construire des infrastructures de gestion de l’environnement (« Large-Scale Cooperation in Small-Scale Foraging Societies », par Robert Boyd et Peter Richerson, EcoEvoRxiv, 17 mai 2021).
Si la majorité des cas étudiés remontent à des époques récentes, il existe des traces archéologiques de plus longue date. Dans la grotte Gran Dolina de la Sierra de Atapuerca en Espagne, les fouilles ont découvert une grande masse d’os de bisons tués en grand nombre lors d’épisodes de chasse collective à deux dates distinctes il y a quatre cent mille ans. Des chasses rassemblant jusqu’à plusieurs centaines de chasseurs sont attestées sur des sites en Allemagne (il y a cinquante-quatre mille ans), plus récemment en France et, de manière moins certaine, au Kenya.
Si la coopération à relativement grande échelle (entre centaines d’individus plutôt qu’entre dizaines) était plus courante que nous ne le pensions jusqu’ici, il semble probable que notre psychologie et nos habitudes sociales ont évolué pour en tenir compte. Le bricolage du début serait devenu au fil du temps un talent peaufiné par l’expérience d’interactions avec des gens inconnus : chacun aurait progressivement appris à avoir moins peur de l’autre.
Bricolage ponctuel
Si cette coopération à grande échelle semble avoir existé, nous ne savons pas si elle constituait une expérience courante dans la vie de nos ancêtres. Un bricolage ponctuel peut s’octroyer le luxe de rester un bricolage qu’on réinvente à chaque fois. Nous ne savons donc pas s’il suffit à expliquer la nonchalance avec laquelle nous sortons dans la rue pour aller acheter du pain à de parfaits inconnus. Malgré ces réserves, l’article de Robert Boyd et de Peter Richerson fait partie des rares publications qui auraient le potentiel de faire changer radicalement la vision du monde social telle qu’elle est aujourd’hui largement partagée par les chercheurs.
Mes travaux de recherche m’amènent justement à récolter les expériences et témoignages de personnes ayant changé d’avis sur leurs convictions ou certitudes – politiques, sociales, psychologiques ou autres – à la suite de la lecture d’études scientifiques marquantes. Puisque cette chronique est ma dernière, merci, cher lecteur, de me communiquer ce genre d’expérience si vous en avez connu, en me contactant à l’adresse paul.seabright@tse-fr.eu. Et je vous souhaite à tous une bonne reprise progressive, mais responsable, de la vie collective à grande échelle.
Article paru dans Le Monde, le 9 juin 2021
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