Comment peut-on dire qu’un musulman est modéré et un autre radical ? La sociologue Margot Dazey a étudié la façon dont les agents de l’État cartographient le paysage islamique français et les répercussions de ces catégories sur la société. Interview réalisée par Comprendre pour entreprendre, le magazine d'UT1.
Comprendre pour entreprendre : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet ?
Margot Dazey : Parce que les mots et catégories utilisés par les agents de l’État pour dire que « tel acteur est modéré et tel autre radical » donnent beaucoup plus d’indications qu’une simple cartographie du paysage islamique. Ces dispositifs rhétoriques ont une influence sur les modalités d’actions publiques qui sont ensuite déployées envers les musulmans, que ce soit pour la délivrance de visas aux imams étrangers ou la mise sous surveillance de certains lieux de culte par exemple.
S’intéresser aux catégories, c’est prendre au sérieux leurs incidences politiques concrètes. Ce sujet s’inscrit dans un courant de recherche plus large qui vise à analyser les dispositifs d’actions publiques et la permanence d’un schéma binaire entre « les bons » et « les mauvais » musulmans, ceux qui peuvent faire partie de la République et les autres.
Quelle a été votre méthodologie ?
J’ai eu accès sous dérogation à certaines archives du ministère de l'Intérieur pour la décennie 1990. J’ai donc pu consulter des notes de différents services de renseignement, les Renseignements Généraux (RG) et la Direction de la Surveillance du Territoire (DST), les deux ayant été ensuite, refondus en 2008 en un seul service la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI).
J’ai également eu accès à des fiches rédigées par les conseillers islam du Ministère de l’intérieur, à l’attention du ministre lui-même, ainsi qu’à divers documents (affiches, revues, courriers, etc.) collectés sur le terrain.
Quels sont les différents courants islamiques en France mentionnés dans cette cartographie étatique ?
L’islam de France compte quatre courants principaux :
Le premier est celui de la Grande mosquée de Paris, liée à l’État Algérien et partenaire historique de l’État Français. Dans les discours, c’est l’islam modéré.
Le second est lié à l’État marocain et s’est fédéré récemment autour de l’Union des mosquées de France.
Le troisième courant est l’islam turc, représenté par un Comité de coordination des musulmans turcs de France et très lié à Ankara.
Le dernier est l’Union des organisations islamiques de France, devenue Musulmans de France. C’est le seul courant non rattaché à un pays d’origine mais avec un ancrage plus idéologique, inspiré par les Frères Musulmans.
Tous ces acteurs sont en compétition pour la représentation institutionnelle de l’islam de France à travers le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM).
Que montrent vos travaux ?
Le glissement des catégories étatiques est perceptible à partir de 1997 alors que Jean-Pierre Chevènement est ministre de l’Intérieur. Les conseillers islam du ministre vont introduire des typologies plus fines qui permettent l’intégration de certaines organisations jusqu’alors jugées « infréquentables », à la table de la République. Le ministère de l’Intérieur leur propose d’ailleurs de participer au futur Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), rompant le monopole de représentation précédemment accordé à la Grande mosquée de Paris.
Quels ont été les effets de cette vision binaire de l’islam dans le discours politique et dans la société ?
La politique répressive et sécuritaire de Charles Pasqua a pu porter atteinte au processus de reconnaissance de l’islam. Celle de Jean-Pierre Chevènement, plus inclusive, a sans doute permis de modérer les discours, par exemple au sein de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) devenue depuis les Musulmans de France, qui sont entrés dans une politique de respectabilité
Plus largement, cette analyse très binaire rejaillit, bien sûr, sur la société et sur les discours médiatiques.
Envisagez-vous de poursuivre vos recherches avec des données concernant le passé immédiat ?
Sur un sujet sensible comme celui-là, c’est très compliqué d’étudier le passé proche car le ministère de l’Intérieur ne donne pas accès à ses archives les plus récentes. Néanmoins, depuis les années 2000, plusieurs chercheurs se sont intéressés à l’apparition de nouvelles catégories dans les discours politiques et administratifs, pour qualifier -et disqualifier- les acteurs de l’islam de France. On a vu ainsi apparaître les étiquettes de « communautariste » et de « radical » dont les définitions restent très floues et qui ont un fort potentiel stigmatisant dans l’espace public.
Ils montrent qu’il y a eu un glissement dans les catégories utilisées par les agents de l’État pour cartographier l’islam de France entre le début et la fin de la décennie 90.
Entre 1993 et 1995 alors que Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur, on voit à l’œuvre une rationalité très binaire avec d’un côté les musulmans éclairés, modernes et modérés, et de l’autre des musulmans qualifiés de « fondamentalistes » qu’il s’agit d’exclure tout en faisant la différence entre fondamentalistes violents et non-violents.
Comment expliquez-vous ce manque de nuance ?
Il faut remettre cette rationalité binaire dans le contexte particulier de l’époque. D’une part, la guerre civile algérienne, qui débute en 1991 et se répercute sur le sol français avec des attentats perpétrés par le GIA en 1995. Par ailleurs, les guerres du Golfe et de Bosnie qui participent à un contexte international anxiogène, et font apparaître l’islam comme une nouvelle menace. Dans le même temps en France, le Front national progresse fortement dans le paysage politique. À cette époque, les émeutes de Vaulx-en-Velin cristallisent le débat public autour des violences urbaines et des jeunes issus de l’immigration. Tout ceci facilite la mise en œuvre d’une politique sécuritaire et répressive.
Y a-t-il ensuite une évolution ?
Le glissement des catégories étatiques est perceptible à partir de 1997 alors que Jean-Pierre Chevènement est ministre de l’Intérieur. Les conseillers islam du ministre vont introduire des typologies plus fines qui permettent l’intégration de certaines organisations jusqu’alors jugées « infréquentables », à la table de la République. Le ministère de l’Intérieur leur propose d’ailleurs de participer au futur Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), rompant le monopole de représentation précédemment accordé à la Grande mosquée de Paris.
Quels ont été les effets de cette vision binaire de l’islam dans le discours politique et dans la société ?
La politique répressive et sécuritaire de Charles Pasqua a pu porter atteinte au processus de reconnaissance de l’islam. Celle de Jean-Pierre Chevènement, plus inclusive, a sans doute permis de modérer les discours, par exemple au sein de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) devenue depuis les Musulmans de France, qui sont entrés dans une politique de respectabilité
Plus largement, cette analyse très binaire rejaillit, bien sûr, sur la société et sur les discours médiatiques.
Envisagez-vous de poursuivre vos recherches avec des données concernant le passé immédiat ?
Sur un sujet sensible comme celui-là, c’est très compliqué d’étudier le passé proche car le ministère de l’Intérieur ne donne pas accès à ses archives les plus récentes. Néanmoins, depuis les années 2000, plusieurs chercheurs se sont intéressés à l’apparition de nouvelles catégories dans les discours politiques et administratifs, pour qualifier -et disqualifier- les acteurs de l’islam de France. On a vu ainsi apparaître les étiquettes de « communautariste » et de « radical » dont les définitions restent très floues et qui ont un fort potentiel stigmatisant dans l’espace public.
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