OPINION. Comment expliquer les différences de leadership entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky ? En analysant des recherches interculturelles, on retrouve dans la guerre en Ukraine des dynamiques aussi vieilles que l'espèce humaine, mettant en lumière les rôles diamétralement opposés endossés par les présidents russe et ukrainien. Par Zachary Garfield, anthropologue et chercheur à l'Institute for Advanced Study in Toulouse.
Les chercheurs en sciences sociales catégorisent généralement le leadership comme étant soit basé sur la domination (utilisation de la force et de la contrainte), soit sur le prestige (utilisation du respect, de l'expertise et de la responsabilité sociale). Plus récemment, il est apparu que le leadership basé sur la domination est lié à notre profonde histoire évolutive et à notre héritage primitif. En revanche, le leadership basé sur le prestige semble quant à lui associé à notre évolution culturelle et propre à l'espèce humaine.
Dans une étude portant sur 59 sociétés, pour la plupart non industrielles, mes collègues et moi-même avons analysé les différents modèles de leadership. Nous avons trouvé des dirigeants "dominants" dans 60 % de ces sociétés. Ces dirigeants appliquent généralement des sanctions, sont agressifs et craints, facilitent les nominations politiques et s'efforcent de contrôler les systèmes économiques. Le style de leadership impitoyable de Vladimir Poutine correspond de manière évidente à ce modèle de domination politique. En réponse à la dissidence interne, le Kremlin a promulgué la loi martiale, fermé les frontières, imposé un service militaire punitif et arrêté plus de 4.300 Russes pour des manifestations contre la guerre. D'autre part, la propagande d'État a mis l'accent sur les prouesses physiques du dirigeant russe, le dépeignant comme un héros torse nu à la conquête de la nature.
Des autocrates comme Poutine bénéficient d'une exception importante
Dans toutes les cultures, les individus et les sociétés semblent désapprouver les dirigeants trop dominants. Mais les autocrates comme Poutine bénéficient d'une exception importante : notre préférence pour les leaders dominants augmente lorsque nous sommes confrontés à des menaces extérieures. Des enquêtes menées auprès des Polonais et des Ukrainiens pendant la crise de la Crimée en 2014 suggèrent que les dirigeants dominants sont perçus comme mieux équipés pour mettre en œuvre des politiques agressives en période de conflit. Cela éclaire la stratégie de la propagande du Kremlin qui dépeint les dirigeants ukrainiens comme des "néo-nazis" et joue ainsi sur les peurs des Russes vis-à-vis d'un ennemi familier.
De l'autre côté du conflit, le style de Zelensky fait écho à un autre modèle culturel, philosophique et politique de leadership. Ses expériences passées dans les arts, la comédie et le droit sont autant de caractéristiques typiques du "roi philosophe" de Platon, qui possède une connaissance approfondie de la condition humaine. De même, son talent d'orateur correspond à la description de Max Weber du leader charismatique qui inspire les autres par la communication expressive des émotions, des valeurs et des appels aux armes.
Dans nos études interculturelles, nous avons constaté que les leaders non-coercitifs sont souvent décrits comme ayant de l'humilité, maniant les bons mots et faisant preuve de charisme. Ces traits se regroupent avec d'autres talents prosociaux, comme être capable de prendre les bonnes décisions au bon moment, le fait d'être culturellement progressiste ou encore faisant la promotion de l'équité. Ces qualités semblent susceptibles d'accroître le pouvoir des appels à l'aide internationale de Zelensky, dans la mesure où les populations de toutes les cultures préfèrent généralement soutenir ce type de leader.
Se méfier des perspectives binaires
Compte tenu de leurs différences extrêmes, il serait tentant de situer Poutine et Zelensky à l'une ou l'autre extrémité du spectre domination-prestige et de classer leurs styles de leadership comme nettement distincts. Cependant, l'ethnographie nous apprend à nous méfier des perspectives binaires. Dans toutes les cultures, les traits associés à la domination ou au prestige se chevauchent souvent. La force physique ou symbolique n'est pas seulement utile pour contraindre les faibles, elle peut aussi être utilisée pour générer et distribuer des avantages économiques, gagner la loyauté et le respect. La bravoure est liée à l'agressivité, à la coercition et à la domination, notamment dans les contextes militaires, mais elle est également associée à la défense, aux valeurs morales et à l'investissement prosocial. Les dirigeants prestigieux servent souvent de modèles culturels et Zelensky est rapidement devenu un symbole de la résilience ukrainienne, décernant des médailles de la bravoure aux soldats blessés, au personnel médical et à d'autres héros nationaux.
Ce conflit est un excellent exemple de l'importance du leadership. Même dans nos sociétés aux multiples facettes, dotées de gouvernements et de procédures administratives, les décisions d'un seul individu peuvent avoir des ramifications mondiales, en particulier lorsque cet individu siège au sommet d'un gouvernement autoritaire. Mais les leaders peuvent aussi inspirer, susciter l'empathie, créer des liens émotionnels et générer de la générosité. Mon espoir est qu'une meilleure compréhension de notre psychologie et de notre riche diversité culturelle puisse guider nos sociétés vers de meilleur leaders.
Article paru dans La Tribune le 1er avril 2022.
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